2009 : échos (page 6)

Par Morgan Touzé

DIMANCHE 16 AOÛT

Pour la première fois depuis des années, j’habite une vraie maison et il faut la quitter. Le Voyage prend alors une toute autre dimension. Nous trouvons l’été à hauteur de Rennes, semblable à ce qu’il était dans notre souvenir, avant que nous n’habitions en Octobre… L’Ukraine semble très loin, cette année, la route s’étire entre Plouëc et Vendeuvre où Cathy nous rejoint ce matin. Nous voici au complet pour les 2400 kilomètres restant. Prochaine étape en Alsace, chez nos amis des « Enfants de Tchernobyl ».

Jeudi 20 Août

Dans la maison de Larissa, tout a été remis en place. Il ne reste que de très rares traces de la résidence de l’an passé, les vieux rideaux poisseux, les matelas tachés, les tapis ont repris leur place. C’est à croire que quelqu’un est allé chercher des seaux de poussière pour en saupoudrer sommiers et parquets… on verra ça demain, ce soir nous dînons dans la maison (propre!) de Viera et Vassia, où Seb a logé hier.
Nous retrouvons avec bonheur la maman de Viera qui vit désormais avec eux. Sa santé décline, mais elle garde sa poigne de fer et son air enjoué.
On s’émerveille de pouvoir enfin se parler sans interprète, la première fois, en 2006, tout passait par les gestes.C’est si bon d’être ici, rendre visite à des amis, à pied, et s’en retourner dans la nuit noire à travers champs, passer l’improbable pont sur la rivière, sous des milliards d’étoiles, goûter le silence véritable.

Samedi 22 Août

L’emménagement se poursuit, les lits sont tous faits, la cuisine a l’air d’avoir toujours été là, je vais pouvoir passer à mon sport favori : l’agrafeuse!
On s’apprête à déjeuner quand Tola, notre cher Tolitchka, débarque avec bières et poisson salé (très salé!). On dirait que nous nous sommes quittés la semaine dernière… Le prof de musique a pris du galon : aujourd’hui, il est responsable de la culture pour tout le district et travaille sous les ordres de Katerina, la sous-préfète.

Dimanche 23 Août

Caroline, Olga et moi rendons visite à Natasha, mais elle est absente, il n’y a que Maroussia, la grand-mère. Elle se lance dans le récit de tous les malheurs de la famille, Olga a bien du mal a trouver des moments pour traduire. « L’affaire Vittia » (le frère de Natasha), nous est relatée dans le moindre détail, comment il a poignardé son oncle, comment il a été arrêté par la milice et s’est retrouvé interné à l’H.P., sa famille lui manque beaucoup, mais il est bien soigné et le sevrage de vodka lui réussi plutôt…
Après deux autres visites du même acabit, nous passons chez Viera. Le moral n’est pas non plus bien haut chez elle : elle a des soucis d’argent, sa vache est morte et ceux qui en avaient acheté la viande n’ont payé que l’acompte et menace de « tuer tout le monde » si on leur réclame le reste… Viera va prier pour eux.
Au soir, plusieurs femmes passent « chez les Français » pour se servir dans les vêtements que plusieurs personnes m’ont confiés avant notre départ.

Mardi 25 Août

Enfin le jour de la virée à Ivankiv : on va pouvoir manger des légumes frais ! Ca nous changera des lentilles, du riz, quinoa et autres pâtes… Au retour, je file avec Olga à Krasiatytchi voir la sous-préfète, on a un fax a envoyer à Tchernobyl InterInform. Je lui offre quelques cadeaux et nous parlons un moment. Elle propose de nous faire visiter Poliské, la ville fermée qui fut le chef-lieu du district. Fort bien… il faut voir si elle tiendra parole ou s’il s’agit encore d’un effet d’annonce!
Après-midi fabrication de poupées avec quelques gamines du voisinage, interrompue par l’arrivée de Viera. Je lui remets l’argent des disques que nous avons vendus pour elle et Tola cette année, leur musique a bien marché et la somme est coquette et la vie très bien faite : c’est quasiment la somme exacte qu’il lui faut pour acheter une nouvelle vache! Celle-ci s’appellera Artistka…

Jeudi 27 Août

Caroline et Seb vont passer la journée dans la zone avec un guide : Sergueï.
Atelier attrape-rêves, cette fois, avec les gosses. Ce soir, première tournée de croquettes à la fêta! Halla, la voisine, repasse avec Aliona , un nouveau pot de lait dans les bras : il va aussi falloir faire des kuigns, le lait frais se perd vite et nous n’en buvons pas.
La compagnie revient assez tôt. Le toast de Caroline est éloquent : elle s’est mangé une bonne claque à Prypiat et les larmes ne sont pas loin.
Son séjour se termine déjà, une semaine au bord du monstre.

Dimanche 30 Août

7 H. Tout dort chez les Français, mais dans les champs du voisinage, les gens sont au travail depuis déjà un moment. On ramasse les patates, les légumes du potager, on fait des conserves, on engrange le foin, on coupe du bois. Il fait très chaud, mais on sent dans chaque activité la truffe glacée de l’hiver se pointer…
Vers 15 H, au pont de Martinovytchy. La rivière n’est plus en crue, comme au printemps, mais les verts surnaturels subsistent dans le tapis moelleux au pied des buissons. Et le silence est le même. D’un timbre si particulier que le moindre mouvement de l’herbe sèche qui s’élève de la mousse à même le bitume, semble vous crisser à l’oreille. Au bout du pont, au-delà des croix de métal rouillé, la route monte au creux des bois vers quelque spectre de village.
Ici passaient des voitures, des autocars et des chevaux. Ici passait la vie des hommes.

Vendredi 4 Septembre

Midi. Pascal et moi sommes partis marcher dans la forêt contaminée, à la recherche d’un ancien lac. Nous nous enfonçons dans le sous-bois. L’endroit est splendide, dégage majesté et noblesse. Le temps n’altère en rien le visage de cet être multiple, non plus que les accidents nucléaires ou la disparition de l’homme… au contraire. Après un peu moins de deux heures de marche, nous arrivons au lac… asséché. On devine la trouée au travers du feuillage, il y a plus de ciel et l’atmosphère aussi a changé. Pas de lac, mais une immense étendue bruissante de plantes d’eau, de longs plumets aux tiges chantantes.Un désert parcouru de millions de murmures. Le vent est tiède, nous avons marché en silence.
Nous retournons nous poser sous les arbres, déjeuner sur un gros vieux tronc, à un mètre du sol, les jambes pendantes. La digestion appelle la sieste, nous entendons l’appel… Pascal étend la couverture de survie au sol, étrange matière dorée , la science-fiction s’invite dans cette forêt sans âge le temps d’un somme. Je choisis quant à moi le tronc lui-même. L’équilibre trouvé, je sombre délicieusement, bercée par les murmures du chant vert. Je m’éveille un peu plus tard comme on remonte des profondeurs dans un fluide où rien ne pèse. L’arrivée à la lumière. Je chantais dans mon rêve une chanson et murmure encore des paroles qui s’effacent déjà.