2009 : échos
Plutôt qu’un journal de bord de la résidence organisée durant l’été 2009, des bribes.
Par Caroline Melon
LA CHALEUR DU SOLEIL SUR LA PEAU
T’es dans la zone. T’es complètement équipé, t’as ton masque, tes bottes, tes gants, t’as la peur qui monte parce que le dosimètre commence à monter lui aussi. T’as la sueur qui coule le long des tempes. Tu te retournes et derrière toi, y’a une mémé en train de ramasser des champignons.
Je demande à Patrice : pourquoi ils n’ont pas construit un mur empêchant d’entrer dans la zone ? Ça empêcherait que les gens aillent piller les maisons, qu’ils fassent sortir de la zone des briques, du métal contaminé pour le revendre, qu’ils aillent chasser le sanglier ou ramasser des champignons… Il me répond avec un sourire : pour qu’on puisse y aller.
Jérôme dit J’ai jamais eu aussi peur de me curer le nez.
Patrice me raconte que devant la centrale, ils ont nettoyé pour que ce soit moins radioactif pour les scientifiques, les gens qui viennent y travailler. Je lui demande comment ils ont fait. Il m’explique qu’ils ont enlevé deux mètres de terre. Je lui dis Et qu’est-ce qu’ils ont fait de la terre ? Et au moment où je pose la question, je comprends. Et on se regarde en rigolant et on dit Bah ils l’ont enterrée !
Y’a des témoignages de ça, de l’après-Tchernobyl, de l’après-catastrophe où les gens disent On enterrait la terre.
Je venais à Tchernobyl. Monde gris, mélange de noir et blanc, poussière. La Supplication, mort, souffrance, hérésie, incompréhension, impossibilité à envisager, zone interdite, villages abandonnés, populations déplacées, enfants-monstres, peau qui se détache, alimentation contaminée, mort à court, moyen et long terme, horreur garantie, terre irradiée pour des milliers d’années. Des milliers d’années de zones désertées, vides, sèches, inhabitables.
Je suis arrivée à Volodarka. Sur la route, la végétation qui ressemble pas mal à la nôtre, des arbres, de l’herbe, des chevaux, des oies. Des gens comme sur les cartes postales, petite vieille à foulard coloré tirant une charrette. Des gens qui vivent, rigolent, des enfants qui jouent, une nature prolifique, des cultures en zone non contaminée, le soleil qui éclaire tout ça comme partout ailleurs dans le monde. Bah ouais cocotte, t’aurais pu y penser avant que les gens ont continué à vivre, qu’ils ne sont pas des figurines de cire dans un musée poussiéreux, Tchernobyl ce n’est pas Pompéi, ça s’est passé il y a tout juste 23 ans. Jérôme dit On marche sur les vestiges d’une archéologie contemporaine. Et donc la vie continue, quoiqu’il arrive, et il faut bien faire avec ça.
Mais ça, ça ne se devine pas avant. La seule façon de le comprendre, c’est d’y venir, et de regarder les gens vivre. Et comme en plus ils nous invitent à vivre avec eux, on quitte assez vite la posture d’observateur et on est là, à leurs côtés, et on essaie de se parler, de se comprendre, dobrideign, dyakouyo, on boit de la vodka, on apprend des chansons.
Alors je ne comprends pas. Je n’arrive pas à faire le lien. Rien ici, au premier abord, ne me parle de Tchernobyl. Rien de la noirceur à laquelle je m’étais préparée. Ça me met en colère. Quelque chose m’échappe. Il faut que je fasse quoi, pour toucher ça du doigt ? Je me sens en vacances alors que je sais qu’il y a là, tout près, quelque chose de sombre et de menaçant, quelque chose que je suis venue rencontrer, tenter de comprendre. Mais ça se dérobe, je n’arrive rien à palper, je ne sais même pas par quel bout l’attraper parce qu’il n’y a rien à attraper, rien mis à part cette douceur, le vent dans les arbres, le soleil qui chauffe, une attention de la part des autres, des choses simples, prometteuses.
Patrice et Carole mangent des pommes ramassées à Volodarka. Ils se regardent en rigolant et ressortent une des blagues citées dans La Supplication. Est-ce qu’on peut manger des pommes de Tchernobyl ? Oui, mais il faut enterrer bien profond le trognon.
Avant, je croyais qu’on utilisait le dosimètre pour se barrer dès qu’il commençait à monter.
On se trouve à l’orée de la zone interdite, sur un pont abandonné au milieu des champs. Sur la route, en venant, on a croisé une femme et sa fille en train de garder les vaches. Le bout du pont est obstrué et ouvre sur la forêt, début de la zone contaminée. L’air est calme, c’est presque le crépuscule. En bas, deux hommes pêchent et se baignent, en parlant bas. Les insectes vrombissent, on entend de loin un pivert qui fait grincer les arbres. Il règne ici un calme souverain, instinctivement on ralentit et on allège le pas pour ne pas brouiller l’environnement sonore.
Patrice dit C’est tellement beau ici. Quand on sait à quoi on le doit.
Je vais me promener dans le village, je me sens à ma place, j’enfile mon pull et il m’entoure justement, ça ne veut rien dire qu’un pull entoure justement et pourtant c’est ça exactement, je regarde, je suis en ouverture totale, en fragilité aussi, je pleure un peu sur le chemin, traversée par mille sensations, j’ai l’impression d’être un arbre qui se laisse plier par le vent. Je suis bien. Je n’ai pas envie d’être bien. Pas le droit non plus. Je veux creuser, comprendre, aller voir, me poser des questions et pas me laisser vivre en toute légèreté, casser cette surface, cette espèce de vitre qui m’empêche de voir. Je veux rester dans cette attention très forte, cette fragilité, cette sensibilité, mais je veux m’en servir pour comprendre Tchernobyl. Je ne sais pas comment faire.
On est avec Sergueï, notre guide, en zone contaminée. Nous, on est complètement équipés. Masque, gants, bottes. Sergueï, lui, il a rien. Tous les jours il vient bosser ici et il met rien. Il a ses chaussures de ville, et il touche tout, les rampes des immeubles, tout. À un moment donné y’a un passage difficile. Moi j’ai enlevé mes gants, je sais plus pourquoi, parce que je voulais prendre une photo ou faire je sais pas quoi. Et Sergueï, il me tend la main. Et je sais pas si je dois prendre sa main.