2008 : journal
Résidence de deux mois dans la banlieue de Tchernobyl (15 avril – 15 juin 2008)
Radio-Tchernobyl invite Emmanuel Lepage (auteur de BD), Gildas Chasseboeuf (illustrateur), Azéline Legendre (Cie Zirconflex, comédienne) et Chritophe Ruetsch (compositeur) à séjourner dans la banlieue de Tchernobyl, à ramener leurs propres tremblantes. 10 jours, 15 jours pour prendre le pouls du cratère.
S’ensuivront carnets de voyage, exposition itinérante, spectacle de rue et une émission pour l’Atelier de Création Radiophonique de France Culture.
Voici le carnet de bord de cette résidence intense.
16/04 – IRSN
Aller à Tchernobyl, c’est évidemment se confronter à la pollution radioactive. Durant nos voyages précédents, un compteur Geiger indiquait en permanence le risque d’exposition. Il faut éviter de respirer des poussières contaminées et il faut éviter de se nourrir avec des aliments produits sur des sols sales.
Mais le compteur est inefficace pour les rayonnements alpha et il n’est pas capable de mesurer l’état des aliments.
Compte tenu de la durée du séjour cette année (deux mois), nous avons décidé de contrôler notre éventuelle contamination. Un examen existe, un double examen plutôt : l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sureté Nucléaire) mesure l’état de l’organisme avant et après le voyage. Le différentiel indique la contamination due au séjour. L’IRSN est un organisme public et a une mission d’expertise pour les questions de radioprotection.
L’examen est prescrit par la Médecine du Travail et coute deux fois deux cents euros.
Nous avons indiqué cette possibilité et conseillé à toute l’équipe d’y recourir. L’IRSN le recommande pour les séjours dans cette région.
La salle de mesure. Un blockhaus en briques d’acier de 10 cm d’épaisseur et un centimètre de cuivre pour protéger ce détecteur ultrasensible d’éventuelles radiations externes. L’écran de contrôle durant la mesure. L’examen dure trente minutes.
La courbe de mesure de Morgan est normale. Le pic vers 1500 keV est du à la présence normale du potassium 40 (1461 keV) dans l’organisme. La présence de Césium 137, l’un des principaux polluants de Tchernobyl, se traduirait par un pic à 662 keV.
Cette mesure confirme que nous sommes « propres » de nos précédents voyages, nous enlève un petit fantasme récurent et contribue (peut-être) à décider Philippe de nous accompagner (comme nous le verrons plus tard).
Notre passage à l’IRSN se termine par un arrêt devant les quelques vitrines du hall, où sont exposés, notamment, des fragments du cercueil de Marie Curie, contaminée au Radium.
Ce message et les prochains qui suivront, alimentant le carnet de route vers et depuis l’Ukraine sont transférés en MMS avec texte et images pour être mis en ligne ici. Coordonnées d’émission : N 49°11.644 E 6°55.851
16/04 – CARNET
Le voyage nous triture. Nous sommes parsemés de micro-coupures, de sensations contradictoires, des vieilleries traversent le pare-brise, des nouveautés nous sidèrent. Nous notons ces détails électriques avec autant de scrupule que le permet la vitesse.
Journal, photos, croquis, mémos vocaux. Ce sera, demain, la seule trace fine de ces trajectoires elliptiques. La seule mémoire exacte.
Hier est une journée très difficile, très éprouvante, nous sommes à bout de quelque chose, fatigués par Paris, inquiets et passablement sinistres. Ça passera, nous le savons. En attendant, il faut bien manger ces turbulences. Et ce n’est pas faute de faire la part des choses ! Le voyage brasse, voilà. Et commence à brasser déjà bien en amont du départ réel. Et bien après. Longtemps après.
Pour Morgane et moi qui trempons dans cette histoire pour la troisième année, il est devenu bizarre de ne rien savoir de Tchernobyl, de ne connaître personne à Volodarka, de ne pas préférer la vodka-piment…
Le visiteur trouvera dans ces pages quelque chose de nos émois, au fur et à mesure et avec une relative immédiateté. Nos deux voix pour l’instant. Emmanuel et Gildas nous rejoignent le 29 avril, Philippe le 8 mai (pour une séance spéciale de Mort de rien), Azéline et Christophe le 12. Ces pages formeront alors un carnet à plusieurs voix. Le 26 avril, émission spéciale, en lien avec l’opération « Chernobyl Day » : un quasi direct de la commémoration de l’accident depuis Krasiatychi, Ukraine. À cette occasion, nous accueillons aussi Cathy Blisson, journaliste pour Télérama, rencontrée à l’occasion d’une représentation de MDR.
Nous sommes en Allemagne, Morgane conduit. Nous commençons à respirer. « Je m’appelle Léon et j’ai un beau camion » dit notre chauffeuse, Nasha la chatte sublime sur les genoux.
N 50°51.982 E 11°46.397 : nuit du 16 au 17
17/04 – POLOGNE
17 avril, Pologne, pluie, très belle lumière.
Pologne, pluie, très belle lumière.
L’humeur est bien meilleure, le voyage nous rend plus petits, plus simples. On change d’échelle. Nous sommes un point quelque part sur une route d’Europe et toute notre vie tient dans nos poches en quelque sorte. Tu parles d’une autonomie : téléphone et carte bancaire… Ce n’est pas là où je voulais en venir, mais la réduction est vraie.
Nasha entretient sa propre autonomie à l’étranger et déjeune d’une copieuse « souris allemande sur son lit de mousse » (viande et légume) juste avant le départ.
Cours d’Ukrainien ce matin, façon Morgan : nous répétons toute une hypothèse de dialogue, tout à fait chic, avec les (futurs) douaniers de l’UA.
Le nombre de camions est considérable et nous avons fait ce matin le plein de gas-oil pour plus de cent euros (quasi 1,50 le litre). Il faut se souvenir qu’à une époque, c’était un fantasme inquiet. Il y a combien de temps ?
Passage de frontière fantôme : l’année dernière un couple de gardes avait vérifié nos passeports. Il n’y a personne cette fois. L’Europe avance. Et les Polonais travaillent à l’amélioration du réseau routier national, au péril de leur équilibre parfois…
Le printemps a commencé a ravalé tout ce qui peut l’être, les gens travaillent au jardin, circulent avec le sourire parmi les averses.
Alternance de rideaux de flotte et de fonds lumineux.
À mesure que l’on avance, les images se précisent, les visages, les voix se réactivent… Le voyage commence à transfuser.
Et l’on croise, un peu avant Krakow, la centrale que nous avions déjà repérée les autres fois. Une pensée pour les gars de veille.
Nous visons d’être à la frontière demain vers 13 heures.
Les coordonnées sont celles de la centrale : N50°12.205 E019°10.715
18/04 – UKRAINE
Nous sommes à L’viv, 75 kilomètres après la frontière ukrainienne. Posés pour la nuit au même endroit que l’an passé. Même épicerie de station-service. Même vodka-piment que dans nos souvenirs. Mais de la neuve, qui arrache. On fête l’arrivée. Nous aimons ce pays. Si les douaniers pouvaient savoir combien ces villages, ces « tronches », ce printemps nous plaisent, ils nous feraient passer par le côté. Ça ne traînerait pas.
Nous arrivons à Medyka après quinze heures. Interminable file de poids lourds (plus d’une centaine), mais pour les « légers » la voie est dégagée jusqu’assez près de la première barrière. Attente et combines (les places se négocient, les piétons cherchent des passeurs, des marchandises changent de voitures et ça klaxonne à tout va quand le conducteur d’un véhicule a cru pouvoir s’absenter et que la file hoquète tout à coup de vingt mètres). Les Polonais vérifient les passeports. Les Ukrainiens veulent savoir où l’on va. Pas très claire notre adresse chez Mouchan, Volodarka, région de Poliské. Le contrôleur lit la lettre qu’Ania, notre interprète, a préparée. Guère plus avancé. Nos rudiments d’Ukrainien ont l’air de nous rendre sympathiques : nous ne sommes pas complètement perdus, mais pas assez dégrossis pour détailler des tracasseries. Et ça passe. Il est dix-huit heures trente à peine. Nous sommes en Ukraine. Les premières maisons, les premières personnes, les premiers trous dans la route nous font contents, comme dit Morgan.
L’impression d’être chez soi. On a perdu la stupéfaction de la première fois, mais l’on ne s’est pas encore habitué et le plaisir de retrouver tant de choses aimables – même le premier contrôle de police passe pour une sorte de retrouvaille – efface les jours précédents. Et compense l’état de la route : c’est une chose de se souvenir qu’elle est trouée, c’en est une autre de voir sauter la caravane dans le rétroviseur… Nous aimons ce pays, c’est presque chauvin et il nous tarde d’approcher du trou.
19/04
N 49°46.659 E 23°58.551
Journée de route à trous. À cause de la caravane, on ne peut guère rouler sur la voie de gauche, souvent un peu meilleure, et l’on ne va pas assez vite pour « survoler » les trous. On s’arrête pour la nuit à cent kilomètres de Kiev, ratatinés et cuits. On a besoin de se laver aussi. On sera frais demain matin pour retrouver Tatiana, Ania et filer vers Volodarka. Contrôles de police normaux…
22/04
N51°04.594 E029° 42.080
Nous arrivons à Kiev dimanche vers midi après une nuit sous la pluie battante (à se croire sous la tempête d’hiver en Bretagne). Rendez-vous avec notre « agent-double » et interprète, Ania, que nous connaissons bien, après notre séjour ensemble l’an passé. Kiev est une ville effervescente, occupée à se transformer, occupée par de bruyants exercices d’assouplissement Est-Ouest.
Dans la banlieue nord, nous retrouvons également Tatiana, interprète de 2006 avec qui nous sommes restés en sympathie et qui continue d’aider nos arrivées.
Il nous reste deux heures de route vers le nord, la région de Poliské (une autre ville fermée) et, à mesure que les points de repère se multiplient, les jours de route se dissolvent, les mois d’absence, nous venons de passer une porte temporelle, nous sommes à la maison. Viera nous accueille avec des baisers, Vassia est en forme, heureux et fier d’être une nouvelle fois notre hôte. La table est à nouveau couverte et nous buvons à ce mystère d’être ensemble ici.
La grande nouvelle sonne comme une casserole : Vassia a obtenu la reconnaissance officielle de son passé de liquidateur et reçu une horloge moderne en guise d’encouragement. Elle sonne les heures en imitant les cloches de Tchernobyl. Il reçoit désormais une pension mensuelle de cinq cent vingt-quatre grivnias, à peu près soixante- sept euros. Viera raconte ça : pas de bonhomme à la maison, elle s’inquiète, le voit arriver par le milieu de la route, en pleurs, l’horloge dans les bras.
23/04
N51°04.594 E029° 42.080
Journée de remue-ménage, une sorte de « liquidation » des toiles d’araignée : nous nettoyons la maison où nous allons vivre durant ces deux mois. C’est celle d’un couple séparé : chacun en a trouvé une autre, ils n’ont pas vendu la leur. Elle est « en l’état ». Le loyer est de trente-deux euros par mois. Il y a de l’eau dans le puits, la chaudière et la cuisinière à gaz fonctionnent.
La présence insistante de Ioulia Tymochenko, la première ministre actuelle, semble une sorte d’antidote à la décrépitude. Poussière exceptée, c’est une maison typique : ni toilette, ni salle de bain, pas de porte aux chambres, des tapis au sol, des rideaux pour délimiter l’espace. Et il y a l’électricité, « la bougie de Lénine ».
Les enfants ne tardent pas à venir nous rendre visite : nous les connaissons, leur visage nous est familier (leurs photos nous accompagnent toute l’année). Trois ans que nous les voyons changer, grandir. Ils n’ont pas oublié comment nous saluer en français, d’un « bonjour » très net. Nous avons quelques nouvelles formules dans leur langue, ils veulent nous en apprendre davantage.
Nous sommes à quarante-cinq kilomètres au sud-ouest de la centrale accidentée et les gosses jouent au foot le soir, avec leur prof de musique, notre ami Tola que nous retrouvons en bonne forme, ravi de notre présence et de celle d’Ania, qu’il taquine pas mal.
Demain, nous allons chercher notre première visiteuse, Cathy, à l’aéroport de Kiev et payer notre visite de la zone de mercredi prochain : 3540 grivnias pour 6 personnes. À peu près 450 euros pour une journée de tourisme inqualifiable. Nous ne sommes pas venus pour ça, mais c’est la seule façon d’approcher le réacteur et Prypiat, la ville fantôme. Et la seule façon de témoigner directement du coeur du désastre, 22 ans après.
25/04
N51°04.594 E029° 42.080
Nous préparons cette résidence depuis des mois et l’arrivée de Cathy Blisson, journaliste pour Télérama, est le premier acte réel. Nous voulions que d’autres témoins, via leurs propres moyens d’expression et de diffusion, viennent sonder le bord de la zone, à l’instar de ce que nous avait offert Bruno Boussagol, en 2006. Il faut parler de Tchernobyl en France, à l’heure où l’option nucléaire grignote sur toute autre alternative, et tâcher d’en parler avec la meilleure acuité possible.
Traverser Kiev nous prend plusieurs heures : la circulation a nettement empiré. Pour les autres allers-retours, nous projetons de laisser le camion au nord de la ville et d’utiliser le métro. Nous essayerons
Peu d’anglais ici et l’alphabet cyrillique ajoute encore à l’impression de débarquer très loin. Mais le parc automobile, de plus en plus luxueux, et la publicité internationale, mitige, du moins pour la capitale, cette première impression d’étrangeté.
Morgan a fini d’aménager la cuisine et les deux chambres. Nous serons jusqu’à six en même temps et nous ne pouvions nous organisons avec la seule hospitalité de la famille Mouchan, quelque peu dépitée de nous voir crécher ailleurs.
Mais pour ce premier soir, nous sommes encore leurs invités et les voisins sont venus saluer la nouvelle Française.
Anatoli Petryshchenko, -Tola-, 23 ans : l’accordéoniste cosaque parle un anglais télégraphique tout à fait efficace. Il a choisi de travailler dans cette région, aucunement par sacrifice, mais parce qu’il aime la qualité de l’air, le talent des enfants et l’humanité du village.
26/04
La commémoration : « Chernobyl Day »
N 51°04.424 E 29°38.058
La 22ème commémoration de l’accident de Tchernobyl commence par un discours de Kateryna Dmytrivna VOLOVYK, préfète de la région de Poliské (une ville fermée à 25 kilomètres d’ici). Nous sommes à Krasiatychi, 700 habitants, 47 km, à vol de nuage, de la centrale numéro 4. Kateryna a, par le passé, dirigé l’administration de la zone d’exclusion.
Notre présence, pour cette troisième année consécutive, ne suscite plus guère l’étonnement. On se salue, sorte de voisins périphériques, avec sympathie. La chanteuse s’est transformée en ingénieur du son, l’ingénieur du son en photographe.
Moment très formel dans la salle des fêtes, suivi avec une attention plutôt émue. C’est une cérémonie d’anciens combattants, mais d’un combat qui n’a pas fini. La préfète évoque les difficultés locales, les avancées, la qualité du service public dans cette région ultra-subventionnée, mais aussi la nécessité de rester vigilant sur l’engagement de l’état.
L’administration distribue des remerciements et des couvertures chaudes. C’est ce qui a été demandé par les gens, nous dira Kateryna Dmytrivna. On honore ici des personnes impliquées dans l’évacuation des populations au moment de l’accident.
Cathy Blisson interroge un homme entre deux âges, à la barbe transparente. Il a l’air le plus perdu. Il est sorti le dernier, avec sa couverture et son diplôme. Il hésite.
À quelques centaines de mètres, un vétéran Biélorusse fait coïncider souvenirs, photos décrochées du mur et ses dix-huit ans révolus avec la grille de la base militaire où il stationnait durant les opérations liées à l’accident. Le réalisateur est lui-même un liquidateur : il tournait sur le site dès le 5 mai des images qu’il ne devait pas toutes revoir, la plupart destinées au secret. Il lui faudra attendre l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, pour commencer à parler de Tchernobyl avec la liberté nécessaire. Ce tournage fait partie d’une série de 7 émissions pour la chaîne YTP (accessible en ligne).
Le 23 février 1989, Gorbatchev visite un site… « normalisé » ?
27/04
Virée avec Cathy vers le nord. Nous partons en camion avec le dosimètre et les bottes.
N 51°09.316 E 29°32.473
Le village évacué de Bober, sur la route de Poliské. Un endroit que j’ai beaucoup parcouru et mesuré l’an passé. On y trouve entre 0,60 et 1,50 microSievert. Par comparaison, ici à Volodarka, il y a 0,10.
N 51°15.155 E 29°36.292
Le pont de Martinovitchi, un accès non gardé à la zone interdite. À cet endroit, le dosimètre est muet, mais la nature est saisissante de beauté. A pied, il y aurait moyen de passer de l’autre côté, mais la sanction serait sévère en cas de contrôle : exit l’Ukraine.
Zapretnaya zona : zone interdite.
Nous avons été accueilli par le choeur des grenouilles de l’ex-armée rouge ; à Bober, on nous a joué «Plainte et protestation», «Vastes territoires nouveaux» au pont. Des oeuvres contemporaines, efficaces et simples.
28/04
N 51°10.098 E 29°22.021
Première plantation de radios dentaires dans le sol contaminé de la forêt de Chevtchenkovo. Le dosimètre indique cette fois des valeurs comprises entre 3 et 7 microSievert par heure (0,10 à Volodarka) : 50 fois plus en moyenne. Nous portons des masques et des gants et nous sommes attentifs aux poussières. Cathy m’accompagne avec un magnéto. Je n’ai pas envie de parler ici. Je retrouve le monticule où j’avais mesuré l’année dernière ces fortes valeurs. Il y a 7 au bord de la route (autant que sur le parking devant le sarcophage du réacteur). La route est encore en assez bon état pour que l’on vienne jusque-là sans entrave et ce n’est pas une zone interdite. Il y des travaux forestiers à divers endroits, des traces de débit de bois.
Je cherche un endroit à 5 microSievert/h, pour coller avec les calculs du radiologue qui m’a conseillé. Il s’agit de planter dans le sol des petites radios dentaires, sensibles aux rayonnements et de les exposer pendant plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. J’espère en obtenir des images, frustres sans doute, mais c’est un moyen d’approcher l’invisible. Je plante deux fois dix films : je reviendrai les prélever un à un, à des moments différents. Il faut procéder par essais. J’utilise un modèle très pratique pour ces conditions : le révélateur et le fixateur sont mélangés dans une poche plate au-dessus du film. Au moment de développer, il suffit de chasser le liquide vers la radio. On verra.
On sort de là, au bout de deux heures, vidés et calmes. Quelque chose se tait à l’intérieur.
Cathy évoque cette expérience de Pavlov sur les chiens : si pour un même signal, il peut y avoir sans autre avertissement, ou bien l’arrivée de nourriture, ou bien l’administration d’une violence, le cobaye finit par devenir fou. Tchernobyl est un concentré de contradictions. L’invisible est dangereux, ruineux, la nature est lumineuse, l’accident est passé, il est actif à jamais.
29/04
Aller-retour à Kiev aujourd’hui pour retrouver Gildas et Emmanuel, qui arrivent de Varsovie en train. Traversée en métro pour nous éviter les embouteillages : grandes stations et galeries marchandes pleines d’échoppes : cigarettes, disques, fleurs, fruits. Il y a du monde, mais dans une atmosphère plutôt paisible : pas d’impression de course contre la montre ici.
Le Varsawa-Kiev a une demi-heure de retard et les dessinateurs nous découvrent dans le hall, sur fond d’hymne à la capitale, diffusé très fort, alors que nous guettons encore la voie 14. Ils sont heureux de leur voyage, impressionnés par le changement d’essieu à la frontière (l’écartement des voies diffère). Gildas a pris la mesure de la plaine continentale : elle s’étalait depuis des années sur sa carte de l’Europe entre Varsovie et l’Oural.
Une série d’images floues, dédiées au talent de Cathy pour ce mode incertain : elle collectionne les photos de panneaux, avec une nette préférence pour les chefs-d’œuvre soviétiques du bord des routes.
Deux gars plutôt surpris par le côté cosy de leur résidence, mais déjà très au fait de la nécessité de trinquer à la vodka. Nous avons invité la famille Mouchan, autant pour la rassurer sur notre sort (pas très) loin de ses bons soins que pour présenter les nouveaux Français. Cathy fait figure de vieille connaissance et place déjà correctement les accents sur les trois mots qu’elle connaît.
Emmanuel ouvre le bal avec un portrait de Vassia, qui a l’agrément du modèle. Les connaisseurs apprécieront (une pensée pour Mathilde, Lucie et toute l’équipe de 2006). Demain, changement de ton : nous partons dans la zone.
29/04
Un minibus de l’agence nous attend à Ivhankiv, six touristes payants en route pour la zone. Nom, prénom, numéro de passeport, profession, quatre-vingt-dix euros. L’agence est à Kiev, tout est réglé en deux coups de téléphone et le paiement. Je me demande quel est l’arrangement avec l’administration de la zone, un organisme public. Nous avons proposé de recourir à ce service pour que les artistes puissent approcher le monstre. Il y a plusieurs manières d’entrer ici, celle-là est sans doute à la fois la pire et la plus simple.
Conférence de deux heures à Tchernobyl-ville. Veste militaire et badge dosimétrique, notre hôte se dit journaliste et détaille avec une application lasse bien des aspects de l’administration de la zone. Beaucoup sont sans intérêt pour nous, ou douteux, comme la comparaison de la sensibilité des souris rousses, blanches ou noires à la radioactivité. Nos questions l’agacent. Mais il témoigne à Ania, notre traductrice originaire de la zone une sympathie, également perceptible quand il parle des gens qui vivent ici.
Un guide embarque avec nous. Nous roulons vers le complexe nucléaire. Les arrêts photo sont compris. Tchernobyl-2 est l’antenne géante de surveillance militaire, détruite par la radiation. Au premier plan, un village enterré, une erreur reconnaît-on aujourd’hui : détruire les maisons libère des poussières. Il vaut mieux de pas y toucher.
Emmanuel et Gildas croquent autant que possible, Cathy note et enregistre, Morgan et moi photographions. Nous sommes au bord du trou et commençons à penser à nos pieds. Le dosimètre bipe à 2 microSievert au-dessus de l’herbe et l’appareil du guide affiche les mêmes valeurs que le nôtre.
Station au réacteur, il est interdit de photographier en dehors de l’axe. La dose grimpe à 5 micro sur l’appareil du guide. Le mien aussi et puis sature : 9,99. Mystère.
Pluie sur le pont de chemin de fer stupéfié entre l’usine et Pripiat.
En entrant dans la ville (un autre check-point), une biche s’enfuit du pied d’un immeuble, parmi les arbres.
Le premier souffle du monstre fut pour cette ville et plus qu’ailleurs, la contradiction de Tchernobyl transpire partout : des verts intenses et la trace morte de l’homme. On oscille : c’est mort, je suis vivant, les beaux arbres colonisent la ville.
La voiture nous dépose à la Grande Roue, une esplanade où l’on cherche quelque chose, un peu l’impression de marcher dans un aquarium. Le guide mesure la mousse dans les interstices du bitume. Ça craque très fort, jusqu’à 20 micro, la limite de son appareil. Il faut marcher sur les sols durs.
Plus tard, on s’étonne ensemble de nos impressions de mise en scène. Une poupée désarticulée 22 ans après : pourquoi l’a-t-on laissée là ? Ce n’est pas la bonne question : pour la mettre où ? Nous déambulons dans un centre de stockage de déchets radioactifs. Il a la forme d’une ville.
Idem pour ces peintures de propagande politique : l’impression tenace que quelqu’un a orchestré quelque chose. Mais non, seulement la suspension temporelle, l’effet de stupéfaction de l’haleine du monstre sur les affaires humaines.
La route passe en vitesse par le pire endroit du site, l’ex-fôret rousse. Le guide entrouvre la vitre pour laisser grimper le dosimètre. Le chauffeur n’est pas tranquille.
En sortant de là, la lumière sur la plaine semble donner la formule du remède : la vie verte, éclatante et inaccessible.
Nous quittons la zone vers dix-sept heures, par un passage au contrôle radiamétrique.
Tout est normal. Exit.
01/05
N 51°10.134 E 29°22.038
Premier radiogramme.
Sorti cet après-midi vers 14 heures de deux fois trois films enterrés lundi 28 : ça marche. Le témoin (film non exposé, développé dans les mêmes conditions) ne montre aucune nuance. C’est encourageant.
15-03/05
N 51°10.134 E 29°22.038
J’ai aujourd’hui le temps de détailler la récolte de radiogrammes. Et maintenant qu’il y a des résultats, je peux facilement dire que je ne m’attendais pas à obtenir des images aussi intéressantes.
Ce premier prélèvement est une découverte : je n’avais jamais utilisé ce matériel auparavant. Du coup, la station est un peu longue, pas loin de 45 minutes à 5 micro. A ce rythme-là, ma dose annuelle serait atteinte en une semaine. Comme je devrais revenir souvent, il faut se discipliner. Et je vais chercher à Kiev un autre dosimètre, intégrateur et plus rapide.
L’enveloppe blanche étanche sert ici de protection contre la poussière : l’enveloppe verte est propre. Le film numéro 1 montre trois petites taches floues, qui m’encouragent à en ouvrir un autre. Ils ont passé 75 heures dans le sol, ils ont donc reçu environ 340 microSievert. La deuxième image est magnifique, évoque un œil.
Très vite, j’ai un doute. La méthode de développement est artisanale : on masse la petite poche de liquide de développement et l’on ouvre au bout de 30 à 45 secondes… Je me demande si l’image ne résulte pas d’un défaut opératoire (la trace de mes doigts, l’impact de la lumière à l’ouverture…). Pour lever le doute, je développe un film non exposé : il est moins noir et il est vierge. Ça marche.
« Pierre et Marie Curie découvrent l’eau tiède, mai 2008 – image d’archive ». Merci à Emmanuel Lepage pour son reportage-photo.
Cathy Blisson s’en va, après 8 jours d’immersion dans la banlieue de Tchernobyl. Elle a veillé à ne pas interférer, elle a rempli ses cahiers. À l’heure du départ, quelque chose l’attrape.
05/05
N 51°15.155 E 29°36.292
Gildas rejoue Fantomas dans une antique Volga blanche, espèce de blindé sympathique, capable de désemmerder un tracteur nous dit son propriétaire, un pirate insensible aux radiations. « J’ai plus de vodka dans les veines que de sang quand je vais trafiquer dans la zone » dit Victor. La voiture tombe en panne à deux cents mètres de la maison, il fait nuit noire. On purge un circuit à la lampe de poche et ça repart. Une classe de vieille américaine, mais cinquantenaire et russe.
Emmanuel enchaîne paysages et portraits au gré des visites et des stations. Comment dire que les verts sont nourris au jaune pur ?
Gildas détaille la plaine avec une expertise de marin, complète ses croquis dans la lumière du matin. Compare les bières.
Les cigognes rachètent les équipements d’une espèce en voie d’échauffement. Pas cher.
07/05
N 51°17.838 E 29°51.724
J’accompagne les parents d’Ania pour la visite annuelle au cimetière familial, à Illintsi, vingt kilomètres au sud-ouest du réacteur. Le village le plus propre de la zone.
La maison de la grand-mère tient debout. L’herbe a envahi la route. Pour Ania et sa maman, qui ont vécu là après l’accident, c’est un retour âpre.
La grand-mère, évacuée, était revenue. Et puis sa santé s’est dégradée, elle est venue vivre chez sa fille, au sud de Kiev. Mille petites choses signalent l’embarras d’un départ trop rapide. Les voleurs ne s’intéressent guère à ses détails. Discours de la poussière. La porte des maisons mortes reste ouverte : les esprits vont et viennent.
Arrêt à l’école, grand bâtiment occupé par les troupes chimiques pendant la guerre de Tchernobyl. Des masques à gaz traînent dehors. L’atelier a été dévasté par les chiffres énervés des compteurs Geiger, pas très loin.
À l’approche du cimetière, le langage humain se réapproprie l’espace sonore. Les familles viennent honorer leurs morts. C’est la Toussaint colorée du Printemps ukrainien. On photographie le passé. On commente la chute des cours.
Le Pope égrène les noms des disparus. Et puis c’est l’heure du pique-nique et des toasts sérieux. On mange sans le secours de la fourchette : on risquerait de piquer quelqu’un, l’air du cimetière est plein de familiers. C’est l’heure des comptes à rebours. La nouvelle maison est bien, mais comme elle est niaise. Au revoir Pépé, à l’année prochaine. Porte-toi bien et prends soin de nous.
En quittant le bourg, l’on dépasse Ivan, l’un des vingt-six à vivre encore ici. Présence illégale, têtue, tolérée. Les fils pendent aux poteaux. Les arbres sont en fleurs, la terre du champ prête à recevoir la patate. Gildas Chasseboeuf demandait l’autre jour si les fantômes de Tchernobyl sont irradiés.
10/05
N 51°08.197 E 29°15.838
Morgan, Emmanuel et Gildas passent un moment dans une classe de Krasiatichi. L’attention des enfants serait-elle différente en présence de cosmonautes ?
9 mai, jour de la Victoire (sur les Allemands), les discours laissent la place au football. Sorte de dimanche considérable. Volodarka joue contre Krasiatichi (paraît-il) et l’issue du match laisse Tola philosophe : l’esprit sportif importe, mon ami…
Sur les bancs, l’occasion de revoir Natalia, qui inspira Véronique Boutheroux, en 2006, pour son personnage du Petit Musée de la Catastrophe. Elle va bien et salue tous les visages du premier voyage, photos à l’appui.
Philippe Ollivier, arrivé la veille pour un séjour express, découvre le silence impressionnant de la zone. Nous poursuivons chacun nos travaux au son de ses impros lancinantes au bandonéon. La musique humaine se fait entendre quelques heures dans ces grands volumes désertés, mais les six pieds de Philippe et de sa chaise sont emballés dans du cellophane jetable.
C’est dimanche quelque part au nord de l’Ukraine.
12/05
« Digest » de Mort de rien au « Klub » de Volodarka, samedi en fin d’après-midi, devant quarante personnes et pas mal de jeunes. Nous alternons le français et l’ukrainien. Tola lit la traduction –invérifiable- d’Ania. Moment étrange. L’évocation du village suscite des mines difficiles à déchiffrer. Les chansons de Morgan passent le mur de la langue et Philippe termine avec sa « Danse du Colonel », vraisemblablement devenue « Danse du Général », à défaut du terme approprié. Au fond de la salle, la porte grince au gré des allées et venues.
Un ami de Tola nous embarque –équipée en Lada hors d’âge dans les sentes sableuses- : il veut nous montrer quatre bouleaux noirs, originaires du Nord, aux environs de la Laponie : leur graine est venue par oiseau. Au petit lac des bains de l’enfance, Morgan et Tola jouent quelque chose de Tarkovski.
Dimanche, pique-nique à Chevtchenkovo, sur plastique : on est au bord de la forêt sale. Qu’est-ce qui nous passe par la tête ? On n’a pas passé le seuil d’alarme des dosimètres L’étang est sublime. À trente mètres, un panneau rouillé signale l’approche d’une zone radioactive : il s’est fait trouer par des armes de chasse. Et dernière séance de travail pour le trio breton. Nous passons l’après-midi à Malenki Minki, chez les fantômes. Certes un peu anesthésiés par le plein jour.
Borispil, aéroport de Kiev : les uns partent, les autres arrivent. Sans leurs bagages, bloqués à Rome. Mais les outils sont dans les sacs de cabine : ça va. Azéline prépare un spectacle de rue et joue avec le feu. Christophe vient collecter la matière sonore d’une création radiophonique. Bienvenue aux nouveaux et revoyons toute cette affaire avec des yeux neufs.
13/05
N 51°09.526 E 29°21.033
Olga, notre traductrice cette semaine, réunit toutes les qualités dont nous avons besoin : français excellent, n’oublie pas de relayer dans les conversations les plus décousues, reste neutre. Pour Azéline et Christophe, la virée à Tchernobyl et Pripiat aura lieu vendredi et tout se règle heureusement par téléphone, nous évitant un aller-retour pénible à Kiev. C’est l’économie d’une journée précieuse : ils n’ont qu’une semaine.
Première sortie en forêt. Azéline photographie et prend des notes. Christophe enregistre : le vent brasse les cimes. Tant que l’on marche environné des arbres et du vert nouveau, les dosimètres ont toujours un peu l’air de capter la partie secrète d’une mise en scène : comment croire au danger quand le corps ne dit rien d’alarmant ? Il faut marcher dans les villages épuisés pour que le cerveau commence à clignoter : quelque chose ne colle pas. Cette route intacte, ce poteau sans fil, cette porte ouverte…
Je déterre trois films, en place depuis plus de 360 heures ; ils ont « pris » près de 2 mSv. Mais pas d’image : ils semblent vierges. De même pour tous les derniers films : plus rien n’apparaît au développement. Difficile de saisir une logique : les résultats sont disparates. L’endroit est très sale, mais je n’ai toujours pas compris à quelle profondeur est rendue la pollution. Il va falloir refaire des essais courts.
Une biche stationne un instant sur la route et file parmi les arbres. Il a plu tout à l’heure. Un petit oiseau gris-bleu fait poisson-pilote devant le camion, pioche dans les colonnes de fourmis qui traversent sans arrêt la route. Elles sont la seule civilisation collective ici. Où sommes-nous ? Les périphrases disent toutes la même chose : dans l’un des premiers territoires de la décroissance obligatoire.
14/05
N 51°08.854 E 29°14.653
Prises de notes le matin, au soleil. Il est difficile de rendre compte de tout ce qui nous traverse ici. Et ce qui n’est pas consigné tout de suite a toutes les chances de passer sous une nouvelle couche. Ou de finir résumé, c’est-à-dire amoindri.
Après-midi dans un village abandonné de la zone ouest (elle n’est pas complètement fermée). Je longe des canaux pleins d’eaux, ponctués de bouleaux tombés, rognés par les castors. Déambulation dans ce silence si particulier de « l’après ». Le plein soleil limite la sensation de solitude, mais pas sans ambiguïté. Azéline et Christophe vaquent de leur côté, chacun dans sa confrontation à l’absence de l’homme.
Approcher les maisons n’est pas simple. Quantité de détails y signalent l’ancienne vie. Et puis la nature les annexe avec force. Entre le souvenir de l’homme et la puissance invasive du vert, notre présence est une petite perturbation, qui nous remplit facilement de malaise. Je n’entre nulle part sans un instant de prière muette. Je souffle dans mon masque. Je suis attentif à ne rien déranger. Marcher sur du verre est presque pénible.
Arrêt sous la ligne haute-tension qui alimente, 40 kilomètres au nord-est, le complexe de Tchernobyl. Christophe enregistre le crépitement de l’électricité, nettement perceptible. Et seule différence sensible entre la zone et les régions habitées.
15/05
N 51°09.186 E 29°31.659
Nous voulons parcourir le village de Bober, repéré l’an passé. Notre amie Ludmila nous indique l’adresse d’une famille déplacée. Zina nous reçoit, accepte de répondre à nos questions : une interview nostalgique. Son fils, Kola, de repos ce jour-là, accepte de nous guider dans le village, qu’il a quitté pour le service militaire en 1986. Bober est évacué le 28 août : il y a trop de strontium.
Ce village avait marqué, pour nous, le début de nos explorations de la zone ouest. On y avait mesuré des valeurs comprises entre 1 et 3,5 microSievert/h. Un peu avant l’école, dévastée, Azéline mesure 4,6, mais le dosimètre continue de grimper, jusqu’à 11. Aux alentours, rien de semblable : c’est une petite tache d’un mètre carré. Peut-être un dépôt de déchets. Je reviendrai poser des films.
Après quelques hésitations, Kola retrouve sa maison. Il suit avec attention les indications du dosimètre. Comment imaginer, en France, qu’une unité de mesure si abstraite devienne familière à un employé de l’agro-alimentaire ? 1,30 autour de chez lui. Mais ce n’est plus chez lui. Dans la broussaille, deux tulipes émergent, réminiscence lumineuse d’un jardin.
Azéline joue avec le feu autour de Christophe, le soir, dans le vrombissement lourdingue des hannetons. Son spectacle s’intitulera « Exits ». Mais les démonstrations ne durent guère après ces journées d’arpentage, en bottes et masque et tout le brassage d’émotions qu’elles déclenchent. Demain, après pas mal de tractations bêtes – l’agence prend toutes les précautions pour se faire payer –, nous allons à Tchernobyl. Comme si nous n’y étions pas déjà…
16/05
Cette fois, nous écourtons la conférence de l’agence Chornobyl Inter Inform pour passer plus de temps dehors. Je consacre cette deuxième « excursion » au super8. Il y a des travaux sur le sarcophage. Des hommes en combinaisons blanches travaillent sur le toit. L’ambiance sonore est éloquente : tapis sourd, métallique, et caquetage des dosimètres, surexcités. Un employé passe devant nous, un sac de courses au bras. Notre chauffeur écoute la radio.
Nous allons passer plus d’une heure à Pripiat, née avec le complexe nucléaire, époustouflée par l’accident. Ce n’est pas la bombe, c’est le vent.
Dans les endroits où l’on nous autorise d’aller, les mousses font grimper la mesure. Au parc d’attractions, Morgan pleure dans les bras d’Igor Kostine, en visite de préparation d’un film. Tchernobyl est sa drogue, dit-il. Sa stature est l’honneur de ce pays, alors que nos guides improvisent la « touristerie nucléaire ». Mais peut-être leur semblons-nous des parasites ?
Il y a trop d’arbres pour mesurer l’étendue de la ville. Immeubles creux. Escaliers crevés par de jeunes troncs. Tout à l’air de vouloir se plaquer par terre, tout glisse, comme si la couche radioactive devait être assez magnétique.
Un passage au port -ses bateaux pourris- et il est temps de quitter la zone interdite officielle. Il nous tarde de retrouver « nos » territoires de Chevtchenkovo, Malenki Minki, Chychelovka, silencieux et pénétrants. Azéline et Christophe repartent dimanche matin. La deuxième partie du voyage commence pour Morgan et moi.
19/05
Orage sur Chychelovka. Il faut se réfugier dans une maison. Les insectes choisissent Christophe. Avec la forte amplification du casque et l’ambiance, l’attaque aérienne est assez crédible. Azéline a passé un cap : commence à s’habituer. L’an passé, je n’avais pas pu dépasser la rivière : l’impression de cogner dans un mur d’air plus dense. J’emmène d’emblée nos hôtes vingt kilomètres plus avant : ils ont peu de jours pour bien passer les sas. Il ne s’agit pas d’aller se faire peur : c’est un bord intense.
Soirée sérieuse avec Tola qui nous écoute parler de chez lui, un tantinet dubitatif : Tchernobyl a mangé la région et il préfère aider les vivants. Toast aux partants. Rentrer à Paris n’est pas simple : espèce de saut. Nous sommes sûrs que votre production saura rendre compte –peu ou prou- du désert vert.
Pour nous, qui restons trois semaines encore, un second séjour démarre. Nous avons rendez-vous demain avec une journaliste de « La voix de l’Ukraine » : nous restons en ville. Pas envie. Sommes nazes. Grosse nuit dans le camion. Et une heure au musée de Tchernobyl, qui nous est devenu familier. Les photos de l’intérieur du réacteur m’impressionnent.
Deux heures dans le bureau de Ludmila, qui s’intéresse à Mort de Rien, suggère de le faire venir à Tchernobyl-ville pour la prochaine commémoration officielle (William, partant ?), se scandalise du prix de nos voyages dans la zone (où va l’argent ?). S’inquiète de savoir si les fonctionnaires Ukrainiens nous ont causé du souci (on ne peut pas dire). Nous enverra le journal, qui tire à 160 000 dit-elle. Le temps de remercier Olga pour sa traduction -et la charger de quelques missions supplémentaires- et direction la maison. Les derniers radiogrammes (15 jours en terre) sont pleins d’images.
Quand on débarque, Nasha a le ventre creux et quatre miniatures se rampent dessus. La vie continue.
23/05
La maison est vide. La chaleur est venue d’un coup. Les orages se succèdent. Nous sommes allés planter de nouveaux films à Bober, et le temps de l’aller-retour, j’ai les bras déformés par les piqûres de moustiques : ils sont nés. Le caractère stupéfié des territoires inhabités en prend un coup : ça grouille. Il me reste une trentaine de films à poser et je voudrais le faire dans les postes relevés fin de semaine dernière. Il y a une tenue complète de protection dans le camion et du coup, elle servira peut-être de solution anti-moustique… C’est chic.
Tola invite Morgan à l’école de Volodarka : séance d’essais à la harpe dans le quartier général du premier voyage de 2006.
Concert de fin d’année au Klub de Krasiatychi : coloré et pétulant, concours de mines, on imite aussi les trucs de la télé. Tola n’est pas ravi : son credo de professeur est ailleurs.
Je commence une série de sténopés sur la route : d’ici à nos lieux de travail, quarante kilomètres de segments vers l’invisible. À cinq heures, l’orage ronfle. Les lignes électriques crépitent. Un éclair craque derrière les pylônes de Tchernobyl alors que la boîte expose un film : sera-t-il sur l’image ?
Petite semaine au ralenti. Bilans, cogitations : on tache de faire le point. Un coup de fil de Paris ranime la maison : Jean Gaumy, photographe, commence pour Magnum un long travail sur Tchernobyl. Il s’arrêtera ici demain pour profiter de nos explorations. Belle suite. L’occasion de remercier tous ceux qui soutiennent notre présence ici.
26/05
La route est encore le moyen de pénétrer dans les zones. Au pluriel désormais : outre la zone d’exclusion, les taches au nord-ouest d’ici, mal fermées, mal balisées, sont la banlieue du problème. Tant qu’il n’y a pas de rupture dans la route, pas besoin de monter d’expédition.
Olga a trouvé à Kiev des grands films radio (30×40 cm) et je veux les enterrer le plus tôt possible dans des points chauds : nous partons dans moins de quinze jours et je ne sais rien du comportement de ces planches. J’emmène Alain Frilet et Jean Gaumy pour une séance de plantation. Premier contact pour ces deux grands habitués du reportage. Alain dit : « difficile de savoir quand nous sommes ». Jean dit : « comment photographier ça ? ».
Les immeubles désertés me fichent davantage la trouille. « Je n’aime pas ces quartiers de gériatrie pénible. Centaines d’yeux cavés –ce fut des fenêtres–, raideur osseuse des bétons armés –ce fut le nerf du monde solide–, œilletons décapsulés du réseau d’eau –piqués de signaux pour l’aspiration nocturne du mobilier d’une ville–, rhapsodie de débris –un jour conséquent dans le budget de l’homme–, circulation de l’atmosphère dans l’ancienne intimité des salles de bain, et l’écriture, et les signes de structures, élaborées pour porter plus avant une certaine idée de la bipédie –ce fut stoppé– ».
Moment tranquille à la rivière ; on écoute via l’amplification de l’enregistreur l’espèce de jungle du marais. La rivière. C’était, l’an passé, la dernière borne de nos explorations. Nous l’avons passée. J’y repasse, plein du sentiment d’avoir oublié quelque chose d’important.
Un symbole.
02/06
Nouvelles de la Passoire Interdite. Les patates sont plantées. S’ouvre une période de demi-loisirs. Recrudescence d’activité dans la zone : vingt-deux ans après, le pillage du métal n’est pas terminé, les briques s’empilent en tas carrés au détour des bosquets, dans l’attente d’être enlevées. Les bagnoles se planquent. La milice patrouille. Lors des contrôles, je m’en tiens à mon numéro de photographe en vadrouille. De toute façon, c’est plus facile à dire que poète-ingénieur du son. Mais ça commence à devenir drôlement fréquenté pour une zone irradiée.
Tola demande à venir. Il habite à côté, n’a jamais mis les pieds ici. Et puis, quelle autre raison d’y traîner que ce petit commerce illégal, qui le dépasse ? Il y a concert de moustiques à 17 heures de l’autre côté du pont, dans cette ambiance de science-fiction réalisée.
Nous croisons Micha, soixante-dix ans, robuste fantôme de la zone d’exclusion. S’en va rejoindre à vélo sa fiancée du monde libre : un petit vingt-cinq kilomètres dans les bois. Les vélos n’ont pas de frein. Pour quoi faire ? On discute un peu sur le pont : la rivière charrie pas mal de radiation, les gens pêchent. Et alors ? Un passant français me parle un jour de la « désinvolture soviétique ». Maintenant, je suis sûr que nous ferions moins bien.
Partie de carte : nous cherchons les barbelés de la zone, une trace blanche sur les images satellites. J’ai longtemps pensé qu’il fallait du barbelé à cette anomalie de l’espace-temps qu’est Tchernobyl. C’est en partie vrai. La plupart du temps, la rivière, la frontière biélorusse suffisent. D’en approcher nous laisse, à Morgan et moi, une impression de dérisoire.
Jean Gaumy nous rejoint, après une semaine en solo. Garde un souvenir cuisant de son passage à Pripiat. Son corps commence à intégrer que le sol est dangereux. Comment s’impose à l’esprit cette aberration de nos fondamentaux ? Dans une semaine, le camp sera levé : nous aurons fait un pas dans la question.
07/06
Étudiante à Kiev, Olga traduit avec une grande acuité : nous avons besoin de savoir ce qui se dit, surtout de sentir comment ça se dit. Sa façon de garder le fil dans les conversations est impressionnante. C’est son premier séjour dans la région de l’accident et la réalité qu’elle découvre ici commence à la remuer. Elle nous en fait part à travers un texte émouvant. Il n’y a pas grand-chose à voir ici, mais tout l’être finit par s’insurger. Par quelles antennes ?
Visite d’un labo d’analyse à Narodichy. On teste ici les produits alimentaires, à deux pas du marché. La démarche est devenue courante. Peut-on l’imaginer ? Ce matin-là, un échantillon de lait dépasse de plus de trois fois la norme « adulte », neuf fois la norme « enfant ». Derrière l’expertise, on continue de percevoir que chacun s’arrange selon ses moyens : ce que l’on peut admettre, comment l’on se rassure.
Impossible de rendre compte ici des péripéties complètes : la rumeur ces jours-ci d’une nouvelle explosion à Tchernobyl (Internet est devenu un relais), la visite du docteur de Poliské (fringuant quarantaine, célibataire dans la ville évacuée, nous apporte une conserve de sanglier tiré depuis ses fenêtres), le recul des limites de notre cartographie personnelle (tel autre village un peu plus au mord, tel check-point qui s’ouvre enfin), la fête qu’organise Morgan dans la cour de la maison des Français, le fil de nos cogitations (un parcours de chausses-trappes en vue de produire des témoignages efficaces).
Les voisins nous interrogent sur nos motivations, nos ressources, confrontent leur idée (télévisuelle) de la France à nos explications, nous invitent à rester. L’idée de créer une résidence permanente fait son chemin, à l’instar de ce qui existe à Hiroshima. Il n’y a pas trente-six manières d’approcher le pôle de Tchernobyl.
10/06
En route
Dernière virée : j’ai besoin de parcourir encore une fois la route et de dire au revoir. La collecte est terminée. Toutes les radios sont ramassées. Les super8, les photos numériques, les sténopés, les prises de son et jusqu’aux cassettes audio enterrées vont m’occuper les mois prochains, sans doute pour une expo : la forme commence à sortir du noir. À 21 heures, je quitte la rivière. La brume monte partout. Un peu de douceur sur le pointillisme radioactif.
Jean Gaumy rentre par avion, quitte Volodarka au petit matin. Rendez-vous au labo de l’IRSN pour nos examens : sommes-nous propres ? Nous nous interrogeons sur la détection du plutonium, l’un des pires radiotoxiques : son émission alpha est trop peu « traversante » pour trahir sa présence. C’est une question cruciale, éludée par les « guides » de Pripiat.
Lessive de bottes. Que faire de l’eau ? Que faire des sacs-poubelle qui contiennent notre matériel de radioprotection ? Ils vont à la décharge publique. Brûlés, les cendres concentreront un peu de radioactivité. Un cycle presque infini. La doctrine nucléaire est fondée sur l’isolement : que peut-on durablement isoler du monde ?
Pendant ce temps, Sacha se régale de l’eau fraîche du puits. La température a grimpé. Les gosses se baignent.
La maison se déménage. À une gamine étonnée par le manège du développement des radiogrammes, un adolescent dit : « il photographie la radioactivité ». Elle comprend. Ça ne l’étonne pas.
Les bébés chats restent là : pas vaccinables avant un mois et l’Europe se méfie de la rage. Morgan les distribue, Tola se charge de « Mousa ». A la frontière, nous cocherons que nous ne transportons pas de matière radioactive et ça passera. Dans le début de « La Supplication », l’un des premiers morts n’est plus un homme, c’est un déchet radioactif dit-on à sa femme. Nous n’en sommes pas là. Mais tout le détail de la « liquidation » montre à quel point nous sommes d’une impuissance définitive, tous pays confondus.
11/06
N 50°51.946 E 12°10.631
Je ne sais pas quelle impression ce carnet de bord laissera au lecteur (visiteur ?).
La rédaction de ces notes, quelques fois tirées de mon journal personnel, et dans le peu de temps que m’auront laissé des jours très remplis, privilégie une faible part de la réalité. Etait-ce l’essentiel ? 2000 caractères et 5 photos par message, facturé un euro soixante.
Il nous est difficile de revenir en France.
Le passage de la frontière polonaise (nouveau bord de l’Europe) rompt avec bien des choses devenues familières. Nous traversons des plantations de parasites publicitaires. Les hommes tondent les pelouses. La route est lisse. Les églises pointent. Tout à l’air fonctionnel. La personne réduit.
Pas d’apologie du post-communisme à l’ukrainienne. L’alcoolisme est plus constant que le Cs137 et les journées commencent à 5 heures. Mais l’eau du puits n’est pas une marchandise : qui pourrait la payer ?
Nous passons la première nuit (encore ukrainienne) devant la maison d’un couple âgé qui n’a pas encore dîné à 23 heures. Pas la peine de dire qu’ils nous invitent à table et que nous repartirons avec du lait, de la ciboulette et des œufs. Pas de naïveté non plus : les variétés de la nature humaine sont aussi bien représentées qu’ailleurs. Mais quoi ? Nous sortons de deux mois dans une zone expérimentale : la petite paysannerie post-nucléaire. Revenir à la « croissance » est un peu raide.
L’alarme du dosimètre nous épate à l’entrée d’une ville polonaise : un pic à 0,88. À l’allure où nous roulons sur ce périphérique, qu’est-ce que ça signifie dans l’herbe ? La 4-voies ne nous permet ni de faire demi-tour, ni de vous en dire plus.
Mettons que c’est un bug.
Qu’avons-nous appris ?
À la station-service allemande, de jeunes arbres piquent le parking, l’inox a disparu, les panneaux pendent. Le globe du haut-parleur a fini de piailler. Le petit pain mal cuit coûtait presque un euro, alors Je rêve.
Un paisible recul ?
17/06
Retour à Paris où nous dorlotent Patricia et Christian le temps de passer nos examens et de développer les films.
Le sanglier du bon docteur de Poliské pèse mille trois cent becquerel de césium sur le graphique de mon anthropogammamétrie. Pas de quoi s’affoler et rien à voir avec la forte contamination chronique des obligés du nucléaire. Je vais prendre de la pectine malgré la polémique au sujet de son efficacité : un drainant pour les uns, un adjuvant qui ne peut pas faire de mal pour les autres. Et quoi qu’il en soit, dans cent jours, ce pic de césium devrait avoir disparu pour moitié.
Je suis impatient de révéler les sténopés et grâce à Christian Lameul, nous passons la matinée de samedi au labo. La plupart des films tiennent leur promesse : un point de vue empreint de poésie.
Du pied de l’arbre (5 microSievert/h). L’an passé, alors que nous découvrons la forêt de Chevtchenkovo, j’aperçois le monticule dont j’ai rêvé la nuit précédente. Un arbre le surmonte. Il sera le pivot du voyage de cette année : j’y planterai les premiers radiogrammes. Un endroit boursouflé.
Arnaud Lesvenes (La Capsule) développe les grandes radios. Des traces apparaissent. Mais comme pour les petites, l’ambiguïté subsiste : de quoi s’agit-il ? Pour les radios dentaires, Arnaud pense à l’effet de la chaleur des doigts sur le développement. Pour les grandes, révélées en chimie classique, difficile de trancher. Par honnêteté, il faudra sans doute se résoudre à ne pas les présenter comme des images de la radioactivité. Je recommencerai avec un autre protocole.
Peut-être que la prochaine fois, le nouveau sarcophage nous donnera l’impression que le problème est clos. Ca m’étonnerait.
Ce carnet se ferme.
La suite appartient aux expos de l’hiver, aux dates de Mort de rien, aux productions d’Azéline, Christophe, Emmanuel et Gildas, au point de vue de Cathy, et aux émissions de Radio-Tchernobyl, ici-même. Merci de nous avoir accompagnés.
Boudmo ! (Soyons !)