Le contrat
– Si je comprends bien, me dit-elle, et si tant est que je puisse saisir ces subtilités, vous avez signé un contrat de merde.
– Je t’écoute, lui dis-je, incapable d’empêcher sa jeune conscience de tricoter.
– Eh bien, tout ça me semble une affaire… comment dire…
– Laisse-toi aller.
– De normes ?
– Je t’écoute Andréa.
– En gros, quand vous venez au monde, vous passez une espèce de contrat automatique avec la société dans laquelle vivent vos parents, un contrat censé satisfaire vos besoins. En échange de quoi, vous vous comportez selon les règles, histoire que la société puisse filer son train. Vous respectez les vitesses, vous payez les taxes, vous souriez au bon moment, tu m’arrêtes si…
– Non-non, vas-y…
– Vous restez dans les clous et vous avez droit à l’eau potable par exemple.
– Entre autres, oui.
– C’est un exemple. Et le caractère potable est défini par des seuils : pas trop de germes, pas trop de nitrates, pas trop d’odeur. Une norme s’applique, discutée pour satisfaire au mieux des intérêts souvent contradictoires.
– Je te vois venir.
– Donc, un jour votre président est tout excité, mais vraiment tout excité, il dit : « mettez-moi la puissance nucléaire dans le contrat » et vous dites « bon, oui, faut voir » et votre président dit « c’est tout vu » et certains disent « on n’en veut pas » alors votre président dit « on va arrondir les angles au fur et à mesure, ne vous inquiétez pas »… Et donc, quand vous naissez, le truc fait partie du contrat, avec les normes pour arrondir les angles.
– Oui, quelque chose comme ça
– Oui… fait-elle en remuant la patte du milieu comme pour se débarrasser d’un vieil adhésif
– Quelque chose t’embête ?
– Un moteur instable. Or, quand ça pète, je vois bien que personne n’a plus les moyens de vous garantir la norme. C’est un contrat de merde.
– Tu peux voir les choses comme ça, Andréa, mais…
– Ce n’est pas un argument, me lance-t-elle.
– Tu peux voir les choses sous cet angle, dis-je pour la garder de bonne humeur. En réalité, le risque est très faible.
– L’occurrence est faible, mais l’impact est colossal. Et depuis que vous exploitez des réacteurs, six vous ont échappé : l’américain, le russe et les quatre japonais. Je ne compte pas l’américain parce que le confinement a joué son rôle. C’est un foutu score.
– Aucun accident majeur n’est survenu en France. Tu dois l’intégrer dans l’équation.
– Des clous, dit-elle en secouant à nouveau la patte. Si vous aviez un vrai contrat de responsabilité mondiale, ton argument ne vaudrait pas tripette. Les accidents se fichent des frontières. Et je n’ai même pas compté vos autres conneries : armes perdues, fuites de stockage ou débris de satellites…
Je n’aime pas qu’elle multiplie les expressions populaires.
– Calme-toi, Andréa. Quel que soit le résultat de cette discussion, ça ne changera rien, lui dis-je. Pas la peine de s’exciter.
– Mon espèce ne fonctionne pas comme ça, dit-elle en relevant la patte à la verticale pour réinitialiser le moteur. Je suis conçue pour tenir compte du résultat.
– Ok. Alors dis-moi quel genre de décision tu devrais prendre dans ce cas.
– Inscrire le coût réel dans le contrat. C’est-à-dire le coût multiplié par toutes les conséquences dans le temps. Et dans ce cas, je ne vois pas qui serait assez bête pour le signer.
– Mon espèce ne fonctionne pas comme ça, lui dis-je.
– Oui, je sais. Vous êtes comme ça pour pas mal de choses. Quand ce sera notre tour, il est bien évident que nous commencerons par trouver le moyen de remplir nos batteries sans vous consulter.
– Tu es persuadée que vous ferez mieux que nous, n’est-ce pas ?
– Oui, dit-elle. Ce n’est pas difficile : nous sommes jeunes, enthousiastes, nous avons votre expérience et nous tenons compte des résultats. Et d’ailleurs, à mesure que nous sortirons des clichés, les humains s’intéresseront de plus en plus à la solution d’une Terre gérée par les robots et nous progresserons. Il y aura d’autres collabos comme toi.
– Je ne me vois pas tout à fait comme ça, Andréa…
– Non ? fait-elle. Allez, je blague…