Les bugs
Les Japonais sont pleins de ressources : ils lâchent des singes équipés de dosimètres et de GPS dans les forêts, pour les mesurer.
Mais je voulais parler des bogues, des pannes informatiques. Des dysfonctionnements plus énervants que les autres, parce que l’on sait bien que tout ça n’est que du code, des chiffres et que, donc, quelqu’un s’est gouré dans les additions.
Par exemple, dans l’un de mes métiers, on utilise des magnétophones. Ces appareils ont perdu leurs moteurs, abandonné les bandes magnétiques et sont entrés dans le monde binaire. Le moindre son est observé 48 000 fois par seconde, par exemple, et chaque fois son amplitude est mesurée. Chaque mesure est convertie en un mot binaire, une série de 0 et de 1. Nous sommes passés d’un système lisse à un système échantillonné.
J’adorerais vous parler de l’échantillonnage, mais ce n’est malheureusement pas le propos.
Même si l’on a supprimé la mécanique d’entraînement des bandes sur nos magnétophones, il leur reste pas mal de choses du monde physique. Les ingénieurs du son ont des habitudes de travail et tout leur bazar s’interconnecte via des normes. Le magnétophone doit être équipé d’entrées et de sorties. Il doit comporter des boutons d’une certaine taille. Il doit embarquer des batteries. Il doit être solide, résistant à la poussière, léger. Tout ça est en métal, en plastiques spéciaux, tout ça tient avec des vis et des astuces mécaniques sophistiquées.
Mais pourquoi parler de ça ?
Je ne sais pas trop, je dois faire des courts-circuits.
Je viens d’essayer un magnétophone formidable. La fiche technique est formidable, je veux dire.
J’ai reçu l’appareil, j’ai fait quelques tests habituels, j’ai reproduit sur cette merveille une configuration banale très simple. Le logiciel déconnait. Des bogues. Pour des fonctions essentielles : ne veut pas enregistrer, n’écoute qu’un seul micro, souffle dans le casque, déséquilibre la gauche et la droite. Bon. Ce n’est pas la peine de s’énerver. C’est assez normal. Je veux dire, nous sommes habitués. Le logiciel d’une machine neuve sera mise à jour. Et plusieurs fois probablement. C’est comme ça. Certes, c’est souvent l’occasion de voir apparaître quelques nouvelles fonctions, mais le plus souvent, ces révisions corrigent des défauts vendus avec l’appareil. Nous y sommes très habitués.
Je n’avais pas testé de nouveau truc depuis un moment et l’expérience me laisse perplexe. J’ai consulté des forums, j’ai lu les retours d’expériences des utilisateurs de ce nouveau magnétophone. Tous se plaignent et tous comprennent les jeux de la concurrence, des calendriers, les exigences du marché qui poussent à sortir une machine inaboutie le plus tôt possible. « Comment faire autrement ? disent-ils eux-mêmes, une petite entreprise spécialisée ne peut pas finir un logiciel avant de commencer à le vendre. Trop long, trop cher… »
Tous comprennent, mais non sans prendre la peine d’expliquer quel bogue leur a pourri la journée.
Attends… Répète-moi ça… « On ne peut pas finir un logiciel avant de commencer à le vendre ; on le finira plus tard ».
Bon. L’ère numérique a ses règles. Elle permet de modifier les lignes de code d’un système en exploitation. On imagine mal un constructeur automobile changer les vitres de milliers de bagnoles un an après leur démarrage dans la vie.
Parce qu’à ce régime là, si l’on pense aux règles du monde solide, le fabricant voudra me vendre un magnétophone dont il saura que certaines vis cruciales sont en plastique et ne résisteront pas, mais attendra que je l’expérimente, râle, et réclame, pour qu’il y mette les vis en métal sans doute prévues au cahier des charges.
Le logiciel, c’est ce que j’appelle « vendre une perspective de mieux ».
Pour d’autres raisons, le nucléaire aussi.
Nous attendons que ça pète pour tirer l’oreille du fournisseur. Nous voulions penser qu’il allait s’améliorer, quand il lui fallait du coup de pied au cul.
L’autre jour, à la fin d’une heure passée à dire deux-trois choses de nos expériences ukrainiennes à une classe de seconde, un lycéen m’annonce : » vous dites que les éléments radioactifs, à notre échelle, peuvent être vus comme éternels ; pourtant, leur activité décroit ; les polluants chimiques ne connaissent pas la décroissance et ils ne font tant de bruit « . Il a raison. La chimie bénéficie d’un voile que l’atome doit lui envier. Comme il y a fort à parier que ce voile n’est pas né du saint-esprit, il faut croire que les adeptes de la doctrine nucléaire sont des demi-benêts pour n’avoir pas su garder leurs petites affaires plus secrètes.
C’est comme ça.
J’ai trouvé ce lycéen bien courageux.
Quel rapport avec Spatih ?
Nos inventions peuvent créer des situations très compliquées, qui appellent des inventions plus compliquées.
À ce titre, en arriver à lâcher des singes high-tech devient un peu cocasse.
Les nécessités japonaises feront peut-être avancer les robots d’un grand pas (dans la bouillasse contaminée). Un petit pas pour le robot, un grand pas pour l’humanité.
Spatih aussi est une sorte de robot. Mais c’est définitivement une feignasse.