C’est comme le chocolat
Prenons l’exemple de la tablette de chocolat.
Un industriel a étudié qu’il pouvait l’emballer dans de l’aluminium et du carton. Je mange le chocolat, je crame le carton, je jette l’aluminium.
CQFD
Bon, je ne vais pas vous casser les pieds avec le problème des déchets ménagers.
Je veux simplement noter que :
a) si la feuille d’aluminium ne coûte pas cher à l’industriel
b) s’il n’a pas à prendre en charge la phase « déchet »
c) si les autorités n’ont pas décrété qu’elle pouvait être toxique — avant, pendant ou après —
alors le chocolat est habillé de quelques microns d’aluminium. Et voilà.
Ça ne veut pas dire que la phase « déchets » n’existe pas.
Prenons le cas du nucléaire.
Non, je ne vais pas vous casser les noix avec les déchets nucléaires.
Nous sommes dans le cas où le produit est toxique avant, pendant et après.
Les autorités le savent, elles pondent des lois en conséquence. Les industriels les appliquent. Endosser la charge de la phase « déchets » leur incombe. S’en acquittent-ils ?
Oui. Personne n’est venu déposer dans ma cour dix centilitres de cœur de réacteur, au motif qu’il s’agirait de ma part.
Vous allez me dire : « et les déchets aériens, ne sont-ils pas partagés ? Et les accidents ? Les coeurs de Fukushima ne sont-ils pas dans la cour des gens ? »
Je vous en prie, ne soyons pas polémiques.
Les déchets sont stockés, refroidis, étiquetés. Pas de problème.
Vous voyez, je ne vous casse pas les bonbons avec les déchets nucléaires.
La question que je me pose est ailleurs.
Les industriels s’acquittent de leurs obligations légales (je parle du cas où les types s’en acquittent). Ils obéissent aux lois.
Je ne suis pas philosophe, mais, d’évidence, les lois sont des réponses à des façons de voir, toujours elles tendent à fixer une règle plus ou moins raisonnable, elles répondent comme elles peuvent à des situations préoccupantes.
Globalement, la loi, dans nos démocraties, est du genre raisonnable.
On n’imagine évidemment pas une loi intimant aux réactions nucléaires de ne pas produire de déchets. On l’imagine chez le Père Ubu.
On n’imagine pas une loi obligeant les industriels à produire de l’électricité (pour le bien-être social) sans produire des tonnes de copeaux de trucs invendables, nucléaires ou pas.
Mais, ces jours-ci, je me dis que la loi est une entité vivante, dotée d’un certain retentissement, d’une certaine rémanence, d’une certaine emprise sur la société — c’est là que je veux en venir. C’est une entité dotée d’une durée de vie. Elle est de son époque. Quelques fois, elle est âgée ; l’époque qui l’a fait naître a perduré en elle et traversé les siècles. Les lois sont ancrées.
Pourtant, connais-je des lois qui sont allées voir dans le futur (avant de se voter) ? Je parle du futur-futur. Peut-on prévoir comment une loi durera, comment elle entrera dans le programme de base de la société, par on ne sait pas toujours quel biais ?
Tu nous casses les bonbons.
Nous n’avons pas le temps de penser à ça. Nous faisons de notre mieux, à un moment donné, en fonction de tout un tas de critères, souvent antagonistes. C’est déjà bien compliqué comme ça.
En matière de prévoyance, nous intégrons ce qui nous pend au nez et, quelques fois, nous n’allons même pas jusque-là. Nous sommes un peu morveux, c’est vrai. Et alors ?
Oui, et alors : investir un euro dans une perspective à quatre siècles d’ici ?
Mais quelque chose d’autre est à l’œuvre, et si je peux dépenser encore trois minutes de la patience du lecteur, je voudrais y arriver.
Je me souviens de cette phrase d’une amie : « et quant à régler ma propre conduite, je voudrais laisser cette terre dans l’état où je l’ai trouvée ».
Je suis un peu impressionné par cette noble ambition. Même si l’idée de se tenir transparent, de ne toucher à rien d’irréparable pourrait être aussi le signe de quelque timidité, voire de quelque illégitimité à vivre par terre.
Parce que d’un autre côté, on ne peut le nier, le dieu chrétien a recommandé de se servir largement et de jouir de ses prodiges à satiété (pour peu que l’on n’oublie pas de dire merci). Il a tout fait, s’il veut nous le donner, libre à lui. Il en a le droit. Cette loi imbibe toutes les sociétés maintenant (ou peu s’en faut). Le rapport de force est inégal au plus haut point : le credo de mon amie peut agir à sa guise, son expérience individuelle ne risque pas d’éborgner la vieille mainmise du dieu chrétien. C’est réducteur, et ça paraît bien âgé. Mais il se pourrait que ça soit tout de même notre feuille de route fondamentale.
Quant à suivre le régime sec de mon amie, je n’écrirais pas sur un ordinateur (ou serait-il en bois et d’une technologie liquide ?), j’allumerais mes clopes avec des allumettes faites à la main (et fumerais probablement du tabac « maison »), je m’éclairerais à la bougie, on nous le répète assez.
Pour tout ce dont je ne serais pas sûr, les commodités dont je ne pourrais pas voir les conséquences à terme, eh bien, ceinture, je m’en passerais.
J’attendrais plus ou moins de mon voisin qu’il en fasse autant. Pas envie de laisser une poubelle à mes gosses.
Peut-être même irais-je lui expliquer.
Peut-être y prendrais-je goût. Je deviendrais le porte-parole d’une pensée qui s’intéresse à l’autonomie raisonnable de l’espèce humaine, seulement de passage sur terre et comptant bien ne pas laisser de traces.
Il semblerait que des civilisations aient vécu plus ou moins en harmonie avec leur monde, dans le temps. On voit qu’elles ont disparu.
Et puis, parler de civilisation ne vaut que si l’on néglige l’invention de la chasse d’eau.
D’autant qu’à ce régime-là, laisser la Terre comme je l’ai trouvée en entrant reviendrait à me conserver bébé jusqu’à la fin des temps. Ce qui n’est évidemment pas souhaitable.
Avec le nucléaire, nous sommes à l’opposé : mon empreinte durera cent mille ans et – j’espère — bien davantage. C’est parfait. C’est vrai, c’est bien.
Et, grosso modo, c’est ma conclusion, la société est d’accord. C’est une perspective qui lui va. Le rêve des sociétés est aussi simple que ça : durer.
C’est une bête à notre image, qui ne voit pas tellement plus loin que le bout de son nez. Ça lui suffit parce que pas mal de trucs le grattent.
L’anus, qui la gratte aussi, est un peu loin.
Une lecture formidable : le détail de quelques cas réels.
À télécharger ici.